
En parcourant la plage de la Pointe du Cap-Ferret, on y découvre ces vestiges enlisés, ces forteresses autrefois juchées sur les dunes. Les coquillages s’y abritent et des floraisons de petites moules se dessinent en grappes sur les tranches caillouteuses de ces constructions auxquelles la population locale a autrefois participé.
L’édification de ces monticules qui s’étalent sous les vagues soulève encore une gêne chez les personnes qui ont contribué à l’édification de ces bunkers. Engagés de force durant le S.T.O. ou parfois engagés volontaires, les anciens témoignent à visage découvert, racontant comment ils rajoutaient du sable au béton pour les rendre moins solides ou comment les Allemands étaient au fond assez « sympathiques ». Impossible de juger une époque, sans comprendre que la population vivait au contact des soldats allemands venus se reposer au Cap-Ferret après avoir combattu sur le front de l’Est. Les mois puis les années s’écoulaient et les Ferret-capiens avaient fini par se persuader que l’occupant allait s’installer durablement. Fils et filles de pêcheurs et d’artisans n’avaient que peu ou pas de contact avec la résistance, seuls quelques-uns réussissaient à faire sortir des bribes d’informations, des cartes, mais l’essentiel de la population subissait et tentait de survivre quand une poignée collaborait allègrement.
J’avais enregistré les témoignages des derniers acteurs de cette période et me souviens tout particulièrement de cet homme vivant à Arès. Il voulait que personne n’oublie, et ses souvenirs se mélangeaient aux larmes, aux humiliations endurées, au visage de son instituteur qui dénonça les communistes et contraint la seule famille juive à la déportation. Tout lui revenait en mémoire devant la caméra, son père, l’enfant qu’il était, la faim qui le parcourait et la nécessité pour pouvoir manger, d’aller cueillir des genêts pour l’armée allemande qui en faisait des cordages.
Le documentaire que je consacrais à la guerre s’orientait, à mesure des rencontres, vers l’occupation allemande dans cette zone géographique. Les témoignages constituaient de véritables confessions, tant certains libéraient leur conscience, relatant cette époque avec précision et dénonçant tous ceux qui avaient collaboré. Pour certains, les Allemands n’étaient pas aussi terribles, tant le champ de bataille semblait loin pour les enfants. Il y avait au contraire une forme d’attrait à côtoyer cette armée victorieuse, ces officiers polis, capables de rendre des services, de nourrir les habitants. Quand pour d’autres, le dégoût et l’incompréhension persistaient malgré les années – le dégoût pour les collabos et pour cette République qui n’avait pas pris la peine de les juger. La France avait su absorber, étouffer sous les sables d’une République en reconstruction, la mémoire de ces villages français. À l’instar des bunkers qui ressurgissent lors des fortes marées, les témoignages livraient des éléments difficiles, des morceaux de souvenirs que l’on préférait voir s’enliser, disparaître dans des lieux oubliés de tous, des lieux transformés aujourd’hui en commerces, qui autrefois permettaient aux femmes des environs de venir rencontrer de jeunes Allemands dans l’espoir d’une nuit d’amour.
Je ne voulais pas juger ces personnes, mais juste leur permettre de s’exprimer, de livrer leur perception autour d’une période trouble. Mais plus les noms m’étaient livrés, plus le malaise de ceux que je contactais grandissait. Certains n’hésitaient pas à me raccrocher au nez, à me menacer, niant leur présence, et ce alors que plusieurs témoins l’attestaient. Mon reportage n’avait pas vocation à entacher ces familles, ces grands-pères et ces grands-mères qui vivent encore sur le Bassin d’Arcachon, mais à récolter des impressions, des récits. Je voulais qu’à partir de leur vécu, nous puissions aboutir à un cadrage historique précis, autour d’une zone géographique où tout s’efface au profit du tourisme.
Mais sentant que les collectivités locales ne me soutenaient pas, j’avais fini par abandonner mes bandes, en les laissant s’enfouir elles aussi. Mon retrait devait permettre aux municipalités de poursuivre leurs commémorations d’une histoire béatifiée autour de la Résistance, pourtant si infime dans cette zone, mais tellement célébrée que cela permettait de passer les réalités humaines sous silence, faire disparaître les zones d’ombre sous les sables.
Certains élus avaient bien compris que dans un lieu où les marées font toujours apparaître à la surface la crête des bunkers, il est préférable de recomposer l’histoire à défaut de pouvoir la dissimuler complètement.
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